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Dans VARIATIONS

LA TARTE AUX FRAMBOISES (4)

Le 06/06/2024

Venons-en au coeur du sujet, justement. Si, pour Freud, l'amour est une "technique de l'art de vivre", je ne résiste pas à la tentation d'aménager la formule en posant que l'Art lui-même est une technique de l'art de vivre, une des nombreuses formes de l'amour, et l'une des plus élevée dans l'ordre de la sublimation. L'art est une main tendue, un lien universel, qui répond au besoin d'exprimer ses idées, ses émotions, au besoin de toucher l'Autre, d'entrer en contact, de communiquer au moyen du Beau. Précisant à toutes fins utiles que je ne suis pas de ceux qui pensent que l'Art n'a plus affaire à la Beauté, je laisse ceci aux amateurs de concepts qui sévissent dans nos ministères. L'Art est l'expression sublime de l'énergie de vie. Il questionne l'artiste comme la personne à qui il s'adresse. Il élève l'artiste comme la personne à qui il s'adresse. Il diffuse la force de vie. La force sensible. Le croire réservé à une élite, ou faire en sorte qu'il le soit, comme si l'on pouvait tordre le bras de l'avenir, revient à confondre l'art avec son destin public, commercial, mythomaniaque, où il perd sa majuscule et se confond avec la marchandise. Répétons-le, l'Art n'est pas le domaine réservé des génies, des politiques ou des intellectuels, pas plus que celui des riches collectionneurs. 

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Lorsque je parle d'Art, je parle de Poésie, la Poésie majuscule, en son sens le plus large, le plus enveloppant, le plus universel. Le plus simple. Le plus ordinaire. Le plus noble. La source, l'origine de l'Art. Le "Faire". La Poésie. Elle est un don universel, qui s'offre à chacun. Elle tient sa place dans le quotidien, le commun, qui par lui est projeté hors du commun. Créer ne se limite pas à créer des chefs-d'oeuvre reconnus du grand public et devenant parts de marché. Créer, c'est inventer la vie, à chaque instant. La transfigurer. Il y a sans doute beaucoup de peur, beaucoup de désespoir et de nostalgie dans l'acte créateur, il est un défi perdu d'avance face au temps qui nous emporte, en cette vie à laquelle nous ne voulons renoncer. Créer est un acte divin qui se passe de Dieu. Créer, c'est affirmer la vie, clamer la vie.

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Tout acte d'Amour, le plus infime, est un acte de vie, un acte de création. Je peux décider de forger le temps, de forger le bonheur, de prendre en charge la joie du monde qui me concerne immédiatement. La sublimation est un processus partagé entre le conscient et l'inconscient. Un individu peut parfaitement accéder au bonheur, ou s'approcher de son idéal, rayonner, sans avoir conscience qu'il sublime son énergie. Mais dès lors que la théorie psychanalytique donne des indications allant dans le sens d'une certaine accessibilité de la sublimation au moyen d'actions conscientes, pourquoi ne pas y avoir recours? Pourquoi ne pas utiliser cette "technique" de vie conduisant au bonheur? Lorsque Freud dit : "C'est la nature de ses dons et le degré de sublimation pulsionnelle qu'il lui est possible d'atteindre qui seront déterminants pour savoir où situer ses intérêts." il ouvra la voie à une "utilisation" volontaire de la dynamique sublimatoire.

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Lorsque je parle d'Amour, de partage, d'offrande, je parle de l'Autre. On pourra opposer à cet élan altruiste le cas de ceux qui n'ont aucune compagnie, ni amicale, ni amoureuse, ni même aidante. Ceux qui sont plongés dans la solitude. Eh bien je dirais que la dynamique décrite ci-dessus n'en perd pas sa validité, si l'impétrant revient à la source de l'énergie, à la source de la présence, c'est à dire soi-même. Mon raisonnement en revient souvent à l'idée que le Narcissisme de vie est une source d'énergie qui jaillit en chaque être et à laquelle on peut s'abreuver pour trouver ou retrouver la force nécessaire à l'élaboration de son propre bonheur. "Chacun doit chercher lui-même de quelle façon il peut trouver la félicité" (Freud in Le malaise). Je serait tenté de paraphraser ainsi : "Chacun doit chercher en lui-même..." Ce retour à la source narcissique, sans le considérer trop rapidement comme absolument salvateur, n'en demeure pas moins un recours auquel il faudrait toujours savoir accéder. Se faire plaisir à soi-même - le domaine sexuel n'y échappe pas, puisqu'il est dans les parages originels de tout ceci -  est un moyen élémentaire d'oeuvrer à son propre bonheur, même si celui-ci, rappelle Freud, ne semble pas dans les plans du destin. "Le programme que nous impose le principe de plaisir - devenir heureux - ne peut être réalisé, mais on ne doit pas - non, on ne peut pas - renoncer à ses efforts pour en approcher de quelque manière la réalisation" (Freud, in Le Malaise), ou encore ceci : "le narcissique, plus autosuffisant, cherchera les satisfactions essentielles dans les processus internes de son âme (Le malaise)" Or il se trouve qu'Amour et Sublimation entrent en résonances. Peut-être même que l'Amour ouvrirait la voie royale à la sublimation. Lorsque je m'investis dans un acte d'Amour, j'encourage la sublimation de mon énergie. Non seulement cela, j'emploie directement mon énergie dans le sens de la sublimation. Celle ou celui qui a un jour préparé une tarte aux framboises pour ses enfants comprend cela très simplement. L'énergie investie est vivifiée par l'acte d'Amour. Renoncer, ne pas agir en faveur du bonheur de l'Autre engendre par effet contraire un affaiblissement de l'énergie structurante du bonheur.

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On me pardonnera de faire un détour inspiré par la culture dans laquelle j'ai grandi, dans le sud-ouest de la France, qui me permettra de mieux exposer mon idée. Je voudrais revenir au couple faim et amour. La satisfaction de la faim, en particulier chez nous, va toujours de pair avec l'idée de plaisir. Sans que ce caractère soit exclusif, il n'est toutefois pas exagéré de dire que l'art de la table a atteint dans ces contrées une excellence remarquable, en témoigne les nombreuses étoiles gastronomique qui brillent au firmament du sud-ouest, et l'influence que cette culture a su diffuser sur la planète. Il est un corollaire de la faim, une notion afférente, qui est celle de plaisir, et pour employer un terme plus appétant, de "régal". Certes, rassasier son appétit ou étancher sa soif est en soi un plaisir, mais à compter du moment où l'être humain a développé son inventivité dans la façon se nourrir, pour apporter un surcroit de plaisir à la satiété, il a inventé la gastronomie. Cette dernière cherche à sublimer les saveurs, les parfums, mais aussi l'aspect, comme pour étancher la soif du regard, et même la capacité de rêver, de penser. Le plaisir lui-même est un ressortissant des domaines de l'amour. L'Amour est partout à l'oeuvre, autour de la table. L'amour de celui qui choisit les ingrédients, en fonction de leur qualité, qui ensuite cuisine, consacre son temps à l'élaboration d'un met, soignant autant que possible la préparation, élaborant toujours plus finement ses recettes, afin d'atteindre le coeur des convives, au-delà de leur régal, ou au moyen de celui-ci. Dans le même temps, c'est déjà un plaisir pour le cuisinier ou la cuisinière que d'oeuvrer aux fourneaux. Sur la cuisine, j'aurai sans doute l'occasion de revenir, afin d'évoquer le rapport au sein maternel, aux besoins, aux désirs, au plaisirs premiers, qui posent les bases de toute l'aventure gustative d'une vie.

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On ne me soupçonnera pas de circonscrire le domaine gastronomique aux seules tables étoilées. Ce que je profère ici, qui pourra être considéré comme contestable, mais s'avère très clair pour moi, concerne le plus simple des actes culinaires comme le plus élaboré. Ce dont je parle et l'intention qui anime l'acte culinaire, avant son résultat, ce dernier venant le parfaire quand il est délicieux. Ces idées s'appliquent à la simple tartine de pain frais, beurrée, saupoudrée de chocolat en poudre qu'une mère, ou un père, prépare à son enfant pour quatre heures, comme disait nos grands-parents...

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Or, et j'en arrive enfin à ce que je souhaitais partager, le fait même de commettre un acte en faveur du bonheur d'un être aimé, s'il est reçu pour tel, induit un retour d'énergie irradiante qui vient renforcer l'image, la satisfaction, l'estime de soi de celui qui a commis l'acte. C'est à dire qu'en agissant dans le sens de l'Amour, on induit une mécanique, une noria vertueuse, qui renvoie à sa source l'énergie investie. J'ai intitulé cette divagation sur la sublimation "La tarte aux framboises", parce que c'est en préparant une tarte aux framboises à mes enfants que j'ai très clairement perçu, dans leurs regard, dans le rayonnement de leur bonheur, dans leur gratitude, combien mon intention et mon acte dirigé vers eux m'a offert de plaisir et de bonheur en retour, et combien le temps d'un simple partage je m'étais senti à une juste et belle place dans ma propre existence. Sans prendre le cas particulier pour une généralité, ni tirer une vérité imparable d'une simple observation, cette expérience est venue s'ajouter à d'autres, dans d'autres domaines de la vie quotidienne, et à contribué à me convaincre que nous pouvons oeuvrer à la sublimation de notre énergie vitale, dans les actes les plus simples de l'existence. Et je suis aussi convaincu que cette dynamique, par répercussion à tous les niveaux d'investissement de l'individu, est à la base d'une vie sociale équilibrée et heureuse. Je ne m'aventurerais pas davantage sur le terrain de la société, n'étant pas spécialiste, mais je serais curieux d'entendre un psycho-sociologue évoquer les perspectives qui pourraient découler de cette réflexion à grande échelle. Peut-être qu'il y aurait ici un humble, partiel mais nécessaire remède au malaise dont souffre la culture.

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En conclusion, je reviendrais simplement aux écrits de Sigmund Freud, quand il exprime ceci : "... on est tenté de dire que l'intention que l'homme soit "heureux" n'entre pas dans les plans de la "Création". Eh bien, pourquoi ne reviendrait-il pas à l'individu lui-même de pallier ce défaut de planification, et d'oeuvrer lui-même à l'amélioration de son son propre bonheur? Ce serait déjà ça, et sans doute pas sans conséquences. Si l'on voulait être optimiste.

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© Olivier Deck

FIN (avant corrections et reprises...)

06.VI.24

Dans VARIATIONS

LA TARTE AUX FRAMBOISES (3)

Le 03/04/2024

La sublimation ouvrirait donc une voie royale à l'énergie (je rappelle que le principe énergétique qui domine ici est moniste, donc en soi pas tout à fait "freudien", disons plus oriental...), je dois avant d'aller plus loin rappeler que dans son ouvrage "la technique psychanalytique", Freud met en garde contre une intervention du psychanalyste qui voudrait encourager "outre mesure" la sublimation, coupant le patient des satisfactions immédiates du désir, donc activant sa frustration. Soit, je garde à l'esprit ce conseil, qui méritera d'être considéré de plus près ultérieurement, mais vais continuer de creuser l'idée d'un encouragement à la sublimation, dont le but est une vivification de l'énergie de vie. Pour l'heure, je me contenterais de retenir que Freud, lorsqu'il admettait que le praticien puisse pousser le patient à la sublimation, ramène celle-ci, au moins pour partie, dans l'espace conscient, puisque le moi n'a aucune prise directe sur l'inconscient. Là, il est donc susceptible d'être accessible et pourrait donc se prêter à l'influence, à l'action, à une utilisation par l'individu, entrer dans la gamme des moyens techniques à notre disposition.Il semble, selon mes observations personnelles et celles que je peux faire lors des séances d'analyse avec une patiente ou un patient, qu'un tel recours peut difficilement être mis en service, la connaissance du processus et de ses bienfaits ne suffisant pas à l'activer, défauts qui sous-tendent certainement la mise en garde de Freud. Un encouragement trop pressant risque fort de conduire à un renoncement, à une défiance plus qu'à une adhésion. Qu'à cela ne tienne, je ne lâche pas mon idée et m'entête dans la voie empruntée ici, qui rend nécessaire une adhésion du patient à la stratégie proposée, sans que celle-ci ne fraye trop étroitement avec quelque tendance suggestive. Établir une telle base relève du tact analytique, à savoir la finesse et la justesse de l'approche de l'analyste. Quels sont les recours à notre disposition pour emprunter favorablement, avec un sérieux espoir de bénéfices en termes de bonheur, la voie de la sublimation? Il n'est pas question de poursuivre une illusion, celle de devenir un prix Nobel ou un artiste de premier plan, là n'est pas notre intention. Cependant la voie créative me semble, ici encore, et je dirais presque "encore et toujours" celle qui peut le plus certainement nous conduire dans la bonne direction, celle qui permet de voir tout un chacun capable de créer les conditions de son propre bonheur, et d'œuvrer à l'embellie de celui-ci. Encore faut-il que nous ayons à notre service un moyen, un véhicule pour avancer.

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Ici, je voudrais proposer et creuser une idée qui s'est élaborée au fil des ans, fruit de mon engagement dans une vie entièrement vouée à la Poésie, au sens le plus large, le plus originel, celui du "faire", dont fait partie mon approche psychanalytique, que j'ai déjà eu l'occasion d'évoquer dans ce carnet. La création poétique ne devrait pas être ramenée à la seule production littéraire. Son champ intéresse toutes les capacités de l'âme, c'est-à-dire cette part de l'esprit qui réside dans le coeur et qui est à la conjonction des souffles telluriques, célestes et humains. Cette idée, dont je comprends que l'on puisse la trouver farfelue, dans l'ignorance de ses origines et de ce qui la soutient, a trouvé dans le livre "Malaise dans la culture" de quoi s'étayer et se renforcer. Freud parle d'une "technique de l'art de vivre" qui pourrait être la plus efficace de toutes, et offre un destin privilégié à l'énergie, tout en restant au contact de la réalité, y trouvant même ses objets. De quelle mystérieuse panacée s'agit-il donc? De l'Amour, tout simplement. Ici encore j'emploie à escient la majuscule, pour signifier que nous parlons au sens le plus large, le plus complet, le plus à distance des acceptions simplistes. Pour nous préserver des illusions, qui en matière d'amour trouvent de vastes pâturages, rappelons sans tarder la mise en garde de Freud, qui prévient que nous ne sommes "jamais plus vulnérables à la souffrance que lorsque nous aimons". Soit. Nous nous le tenons pour dit, d'ailleurs nous le savions, qui ne le sait pas? Seuls celui ou celle qui n'ont pas aimé l'ignorent. Mais prenons quelque distance avec la forme la plus débattue de l'Amour, celle qui concerne la relation amoureuse au sens commun, entre deux êtres, et qui les lie par la sexualité. Prendre de la distance ne signifie pas écarter, nous parlons de l'Amour dans toutes ses manifestations, et allons nous intéresser à sa pratique hors du champ sexuel. Je rapproche sans tarder l'Amour de la sublimation, pour essayer de voir en quoi celle-ci emprunte les voies de celui-là.

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L'Amour est le foyer énergétique le plus puissant qui soit. L'Amour en tant que force de construction, la plus proche de ce que les sagesses orientales considèrent comme la force universelle. Ceci est un autre aspect de notre sujet, sur lequel nous aurons l'occasion de nous pencher. L'amour des êtres aimés, qu'ils soient amants ou proches, familiers, enfants, amis. L'amour de ce que l'on fait. De ce que l'on est. Si nous n'avons pas de moyens pour modifier les conditions naturelles de notre vie, les forces de la nature, pas plus que nous pouvons directement lutter contre notre part de détermination venant de la génétique, nous pouvons en revanche agir sur la relation que nous entretenons aux autres et à ce que nous faisons. Pour circonscrire notre sujet, nous ne l'aborderons que sous l'angle qui nous intéresse en premier lieu ici : celui qui va de soi vers l'autre.

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La lectrice et le lecteur comprendront aisément qu'à ce point de mon élucubration, j'ai besoin d'un temps de réflexion, de mener quelques recherches, avant de me lancer dans la suite du parcours... Ils me pardonneront de solliciter d'abuser encore un peu de leur patience.

à suivre, donc...

©Olivier Deck    psyka.net 030424

Dans VARIATIONS

LA TARTE AUX FRAMBOISES (2)

Le 13/03/2024

Si l'on pouvait forcer la sublimation à loisir, il y aurait beau temps que cette possibilité aurait été employée. On devrait tout d'abord s'efforcer de mieux la comprendre, de comprendre ses manifestations, ses différents effets, et les actes que nous commettons, conduisant à des résultats qui semblent le fruit de la sublimation. Je pose l'hypothèse que, dès lors que ceux-ci sont repérés, le conscient peut entrer en jeu, en décidant de les utiliser pour, en quelque sorte, créer une "aspiration" d'énergie, favoriser sa canalisation vers des objets favorables à la régénération de l'énergie employée. Voyons où cela nous mène.

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J'ignore si tout être possède les qualités psychiques nécessaires à la sublimation, et ici encore, je prendrai comme mesure le "possible" auquel j'ai souvent recours, par allusion à la leçon du Docteur Pangloss à Candide. Comment mettre à profit " du mieux possible" le précieux mécanisme de la sublimation? Telle est la question que je me pose au long de ces lignes... Freud pense que seuls quelques élus y ont pleinement accès. Peut-être pêche-t-il en cela par un certain ostracisme de classe, dû à sa propre condition et à aux observations du milieu qu'il fréquentait. C'est en tout cas ce sur quoi je m'appuie pour conduire un peu plus loin mon exploration. En ramenant la présente réflexion à l'espace de la vie courante de ceux qui ne sont ni des génies de l'art, ni des génies des sciences, on trouve dans la vie de la plupart des êtres, même les plus frustes et apparemment dénués de sensibilité culturelle (la culture étant considérée ici au sens le plus large), des qualités créatives qui pourraient être mises à profit pour amorcer et encourager, voire développer la capacité de sublimation. L'un des aspect qui distingue l'être humain de l'être non humain, soit l'animal (en distinguant arbitrairement l'humain de l'animal, ce qui bien entendu prête à commentaires) est justement sa plus grande créativité. A tout instant l'humain modifie les conditions de sa propre vie, pour en favoriser de plus propices, de plus adéquates. Si la pièce dans laquelle il se trouve est parcourue d'un vent coulis qui lui donne des frissons désagréables, il sait quitter sa tâche pour aller fermer la porte ou la fenêtre afin de modifier les conditions immédiates de son existences, et en créer de plus agréable, donnant une petite satisfaction passagère au principe de plaisir. 

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Je me souviens de mon grand-père, paysan rustique doté d'une immense savoir dans le domaine qui le concernait directement, soit la nature environnante, le climat, le soin des animaux, des plantes du jardin, et le feu de cheminée... le dimanche, après le repas, il s'habillait plus élégamment qu'en semaine, il "s'endimanchait", et coiffait, à la place du béret poussiéreux qui lui couvrait le chef toute la semaine, un béret impeccable d'aspect, pierre de touche de sa tenue pour aller rejoindre ses amis avec lesquels il jouait aux cartes. Cet homme, qui semblait si loin de la moindre préoccupation de séduction, de style, d'image, savait poser les conditions favorables à une bonne pratique de l'amitié, susciter le respect de sa personne en commençant par la respecter lui-même (respect bien ordonné commence etc.). Prendre soin de lui participait du soin qu'il prenait du lien social, du contact avec l'Autre, et de l'estime qu'il portait à la vie. En soignant sa mise, il "créait" des conditions favorables à une après-midi de bonheur amical. Cette "récompense" qu'il s'octroyait chaque semaine était une source d'énergie claire, à laquelle il allait s'abreuver avant de reprendre le rythme exigeant du travail à la ferme, qui ne connaissait ni congés ni repos. La partie du dimanche, c'était son repos, son voyage, son loisir et son ressourcement. Lorsqu'il rentrait le soir, il était heureux, il s'était distrait, il avait joué, râlé, ri aux blagues des copains, écouté le malheur des uns et les joies des autres, quoique les confidences passaient rarement la clôture de la pudeur, chez ces messieurs. En somme, le dimanche, il avait aimé. Il avait aimé ses amis et ses amis l'avaient aimés. Et pourquoi ne dirions-nous pas qu'il avait "sublimé", puisqu'il avait investi son énergie dans un acte de création amical, création d'une tranche de vie, qui lui avait donné de la joie, de l'allant, soit un regain d'énergie. Et si, de la sublimation à l'Amour, il n'y avait qu'un tout petit pas? C'est bien celui que je vais essayer de franchir, si vous voulez bien me suivre...

(Les textes publiés sur psyka.net sont "en cours", en reconsidération, corrections grammaticales et orthographiques permanentes, ils sont vivants. Ils ne se veulent ni des propositions théoriques, ni des productions définitives. Seulement d'humbles spéculations en  ajustement constant, en perpétuel devenir...)

©Olivier Deck 13.III.24

Dans VARIATIONS

LA POUSSIÈRE SOUS LE TAPIS

Le 05/03/2024

Lorsque nous sommes accaparés par des pensées liées à des angoisses dont nous connaissons plus ou moins l'origine - parfois pas du tout - nous pouvons essayer de nous "changer les esprits", comme le dit l'expression commune. Chacun connaît cette expérience. Nous tentons de trouver de la joie, au sens philosophique, dans le "divertissement", que ce soit auprès d'un proche, dans un lieu amusant ou étonnant, dans la nouveauté, un livre, une balade, un voyage, la confection d'une tarte aux framboises pour les proches ... Recours plus destructeur, le tabac, l'alcool ou d'autres expédients entrent parfois dans la danse. On dit alors que l'on "chasse les idées noires." À tout le moins, on essaie. En réalité, nous tentons d'éloigner celles-ci par une action de "déplacement" qui devrait nous en détourner, qui est censée nous en mettre à distance, nous en protéger, parfois au prix de la santé ou de la sécurité. L'action dérivative, ou d'évitement, de déplacement, qu'elle soit physique ou intellectuelle, parvient à divertir l'esprit de ses préoccupations, l'énergie trouve un pis-aller pour sa décharger et la tristesse s'estompe, dans le meilleur des cas. Mais combien de temps? 

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Les oiseaux noirs qui tournent dans le ciel intérieur sont têtus, ils ne s'éloignent jamais très longtemps lorsqu'on les chasse d'un simple revers de manche. Le ciel intérieur nous appartient, il est en nous, il est constitutif de nous-mêmes, et il faut plus qu'un simple soufflet pour en disperser les nuages. Alors, bientôt, la tristesse revient, l'angoisse remonte, et nous retombons dans l'état redouté, plus étouffant encore, parce que l'espoir d'avoir vaincu l'ombre est déçu, la déception vient donc s'agréger à l'angoisse et la renforce, la crainte de n'avoir aucun moyen de repousser les forces malignes vient en aggraver leur nocivité.

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Angoisse, abattement, crainte diffuse, impatience, sentiment confus de panique, il n'est pas rare, en outre, que le corps émette à son tour les signes du malaise, exprimés par des sensations, des gênes, des douleurs... nous ne pourrions établir la liste infinie des effets d'une mauvaise circulation de l'énergie de vie. Je me tiens à distance d'évoquer les pathologies, affections psychosomatiques ou autres, toutes les conséquences de l'angoisse qui relèvent du domaine médical et de compétences que ne sont pas les miennes.  Libido, souffle vital, ki, prâna, force primordiale... l'énergie porte divers nom selon les cultures. Que chacun la nomme selon la sienne. Quelque part dans les corridors de l'âme, elle est entravée, nouée, mobilisée par un conflit dont, bien souvent, la raison ne sait rien. Sa représentation se dérobe dans l'oubli et sa puissance active, s'évacue en "poussée d'angoisse". Comme souvent, les expressions quotidiennes, employées avec naturel, recèlent des vérités. S'il y a poussée, c'est qu'il y a énergie. Le souffle de vie qui nous porte en avant est mobilisé par un conflit intérieur, totalement ou partiellement inaccessible à la conscience, donc à la pensée, au raisonnement. Nous sommes démunis, face aux dégâts causés par un mal dont nous ne savons rien, comme s'il s'agissait d'un invisible ennemi. Quand le souffle manque, l'être s'affaiblit, ralentit, trébuche, doute, s'essouffle, et peut même finir par s'arrêter d'avancer.

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Or, tant que le conflit perdure dans l'inconscient, il continue d'y mobiliser des forces, privant l'être d'une partie de son énergie vitale. Et le processus de production d'angoisse continue, s'intensifie parfois, mettant en péril le bonheur et la santé. L'angoisse elle-même pourrait être considérée comme une forme d'énergie résiduelle produite par le conflit, tournée du côté du malaise et de la destruction. Cette énergie, erratique, opportuniste, détachée de l'objet qui a contribué à la produire, peut même en investir un autre, rencontré ailleurs et activer des élans phobiques. Une araignée? L'obscurité? La foule? À la mesure de cette déperdition La joie, l'allant, la volonté de l'être sont affaiblies.

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Le divertissement (au sens large), s'il a ses vertus, n'est pas une action de lutte directe contre le conflit, mais relève d'une tentative pour lui échapper. Par ce moyen, le plus évident, le plus à notre portée, nous nous en détournons, nous fuyons, mais nous n'agissons pas directement contre les causes, par conséquent, le problème est simplement déplacé, occulté, et non désamorcé. Quand nous avons recours à la fuite, nous nous contentons de "mettre la poussière sous le tapis". 

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Venons-en à des considérations qui nous ramènent à la psychanalyse. Le divertissement dont j'ai parlé plus haut entre en résonance avec la notion de "déplacement" psychanalytique. Je serais tenté de l'ajouter aux quatre destins des pulsions décrites par Freud, ou de le considérer comme une forme affaiblie et coûteuse de la sublimation. Il convient ici ne pas perdre d'esprit la distinction entre un déplacement conscient et un déplacement inconscient. Les textes qui traitent de la sublimation marchent souvent en équilibre sur la frontière entre les deux. Le déplacement peut s'avérer une technique consciente, un recours. Pour prendre un exemple simple, relevant de l'action physique, on peut décider d'aller marcher pour éviter ou atténuer une poussée d'angoisse, sans pour autant modifier l'origine, donc le gisement de celle-ci. Nos actions conscientes sont aussi mues par des injonctions inconscientes, et ne vont pas forcément sur le chemin de la sublimation. Cette dernière, précise Freud, est fonction des dons de l'individu et de son degré de possibilité en la matière. Les écrits de Freud, ou ceux de Jean Laplanche (in : problématique III, la sublimation), laissent à penser que la possibilité d'activer, d'utiliser la sublimation existe pour l'individu, mais elle reste sous conditions de ses capacités naturelles, qui subissent aussi les lois et les affres de la vie et ont pu être renforcées ou affaiblies pas l'aventure existentielle. Serions-nous face à une forme parente du déplacement inconscient, réalisé en conscience, qui détournerait notre intérêt vers un objet qui l'accapare et viendrait masquer les tourments, qui eux trouvent leur source dans l'ombre de l'esprit? Cette prise en charge de la défense par le conscient pourrait expliquer en partie les limites de l'effet obtenu, en portée et dans le temps. Il est toujours risqué, voire illusoire, de considérer que nous pouvons agir sur l'inconscient au moyen du conscient, lui-même pris en tenaille entre l'autorité du surmoi (elle-même partagée sur les deux domaines) et les influences et blocages de l'inconscient contre lequel il se défend. Pourtant, quoique hasardeuse, c'est bien une voie sur laquelle nous allons continuer de nous aventurer ci-après, au risque d'emprunter des chemins caillouteux ou de nous diriger vers des impasses. Voyons.

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Reprenons notre exemple simple : je ne me sens pas bien, je sors marcher. Dans un cas favorable, mon angoisse retombe quelque peu. Ah? Serait-il possible d'échapper si facilement à son inconscient? Certes, tout le monde peut l'éprouver, la marche agit sur l'ensemble du fonctionnement du corps et de l'esprit, et peut apporter une sensation de détente par son effet sur les flux, le souffle et la pensée. Les grands philosophes du passé, les péripatéticiens, en connaissaient les effets. Par conséquent, dans un état d'angoisse, nous pouvons facilement aller marcher pour nous "changer les idées", et stimuler en douceur les fonctions du corps et de l'esprit. Nous tentons volontairement de "déplacer" notre sensation, notre attention et nos actes. Le recours est à notre portée, pourquoi nous en passer? Est-ce que, pour autant, nous parvenons à modifier les conditions du conflit ou des raisons qui produisent l'angoisse et dont nous ne savons rien ou pas grand chose, tout cela restant caché derrière la barrière du refoulement ? Cela rendrait la psychanalyse elle-même inutile, puisqu'elle soutient que l'apaisement des conflits passe par le levée du refoulement et l'accession de ses éléments au conscient par la parole. "Quand celui qui chemine chante dans l'obscurité, il dénie son anxiété, mais il n'en voit pas plus clair pour autant" écrit Sigmund Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse. Il adresse sa maxime au philosophe, mais nous pouvons d'une certaine façon la reprendre ici à notre compte. Alors ce divertissement qui nous occupe ne serait-il pas simplement le proche cousin du déni? 

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Si je reviens au début de mon questionnement, nous parlons d'un individu en proie à l'angoisse, c'est à dire dans ce que ledit philosophe appellerait un état de tristesse. L'angoisse évoquée est dont l'origine se trouve, tout ou partie, dans l'inconnu de l'être. Son effet seul est identifiable par le conscient. Nous l'avons vu. Or s'il y a un effet, il y a un force qui le produit. C'est cette force, cette poussée, cette énergie, au service de la souffrance, qui nous intéresse ici. Est-il possible de favoriser sa déliaison, tout ou partie, de son objet afin de la mettre au service de la vie? Pourrait-elle m'aider à passer du désarroi à l'apaisement, et de l'apaisement au mieux être? Puisque nous savons que la pulsion est capable de se détacher de son objet pour devenir erratique et se lier ailleurs, pouvons tenter de la capter, de l'influencer, de lui assigner un destin plus favorable?

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Ces considérations nous rapprochent d'un thème qui est au centre de ma réflexion analytique et même poétique, toujours occupée par les mouvements de l'énergie, et leurs conséquences sur la vie. Dans sa métapsychologie, Freud propose la sublimation parmi les quatre destins des pulsions. Elle est considérée comme une captation de l'énergie pulsionnelle, une nouvelle orientation de son but, qui aurait pour conséquences le mieux être et le renforcement de l'estime de soi. Il s'agirait d'un mécanisme plus puissant que celui décrit jusqu'ici, le "déplacement" de l'énergie, et moins dangereux que le déni, lesquels obtiennent un certain effet bénéfique ne s'inscrivant pas dans la durée et pouvant même entraîner conséquences néfastes et rebonds préjudiciables. Bientôt, l'être retombe dans son état douloureux. Ceci est décrit par Didier Anzieu dans son livre "Créer, détruire", à propos de Samuel Beckett qui, ayant entrepris une analyse avec Bion, se plaignit bientôt de la faible tenue des améliorations dans le temps, ce qui engendra une réaction analytique négative. Bion n'était pas encore aguerri, et ce qu'il obtint dans un premier temps devait n'être qu'un "déplacement" de l'énergie et non sa véritable sublimation.

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"Quelque chose qui engage la dimension psychique de la perte et du manque, et répond à l'intériorisation de coordonnées symboliques commande le procès de la sublimation" nous dit le dictionnaire de la psychanalyse de Chemama et Vandermersh. Nous sommes bien loin d'avoir accès aux arcanes, où nous pourrions trouver les formules pour provoquer et employer son mécanisme. D'après les théoriciens, elles semble naître d'une faille et engagée d'emblée dans une logique de réparation. Ce qui m'intéresse ici est la transformation d'une énergie qui semble liée au départ à des éléments délétères, en énergie liée à des éléments de construction, de mieux-être. La sublimation peut-elle être stimulée par un "travail" conscient partiel? A tout le moins, comme nous pouvons tenter de reproduire le mécanisme du déplacement, peut-on tenter de reproduire celui de la sublimation? 

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Si Freud n'a pas exposé une théorie de la sublimation, il en a distribué des explications au long de son oeuvre. Le processus est décrit comme un détournement de la pulsion de son but sexuel premier, vers un but social. Quant à cet aspect social, souvenons-nous qu'il est sous influence de l'époque et du milieu de Freud. Je vais essayer de le transposer à la vie courante actuelle, non celle des grands bourgeois de Vienne il y a plus d'un siècle, mais celle de tout un chacun vivant dans le monde d'aujourd'hui. La notion de sublimation reste ouverte et si la théorie psychanalytique appliquée à la pratique permettait à celle-ci de favoriser chez le patient le processus de sublimation, elle s'avérerait de la première utilité dans l'accession à une vie meilleure.

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Dès lors qu'il s'agit de sublimation, les éléments théoriques s'intriquent et se bousculent. Pour Freud, un "idéal du moi" élevé et vénéré requiert la sublimation, l'orientation de l'énergie à son service. Il peut aider à l'amorcer mais ne peut l'exiger. Freud ouvre ici un champ de réflexion, et nous encourage peut-être à poursuivre de l'avant. Si l'accès à l'inconscient est empêché par les gardiens du refoulement, l'idéal du moi quant à lui est pour partie accessible au conscient, il est possible dans une certaine mesure d'agir sur lui, de tenter de l'influencer. Certes, il ne s'est pas formé consciemment et nous échappe sans doute aussi pour une bonne partie, mais l'être doté d'un idéal du moi et agissant vers lui en connaît les exigences. Il est donc en mesure d'y répondre, ou d'essayer de le satisfaire. Ce qui pourrait bien encourager l'idéal du moi à émettre en retour de l'énergie positive. De l'énergie sublimée. Là, nous allons essayer de trouver un passage.

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Freud, pour évoquer la sublimation, a recours à l'exemple des artistes, des créateurs, poètes, peintres, et des grands intellectuels... Tout ceux-là s'offrent en modèles pour ce processus intérieur particulier et peut-être bien salvateur, c'est en tout cas ce que je voudrais essayer de mieux comprendre. J'ai expliqué que, comme on le trouve dans les sagesses orientales qui posent que du Un naît le Deux, je considère l'énergie comme Une, énergie primordiale qui nous anime, nous traverse, nous porte selon ses cycles et ses cadences et se distribue selon ses multiples voies possibles. On peut refuser ce préalable, contester ce principe, et dans ce cas il n'est pas conseiller de me suivre plus avant dans celle balade d'idée en idée. Je pose là un préalable que les astrophysiciens ou les sages taoïstes seraient plus à même que moi d'expliquer, de justifier, de prouver ou d'infirmer, mais je fonde ma réflexion sur cette idée, issue d'un choix que nous laisse les uns et les autres dans leurs démonstrations parfois contradictoires, et je n'ai pas besoin de prouver qu'elle est absolument vraie ou absolument fausse pour aller de l'avant. Je la pose et elle sert de base à tout ce que je pense. Plus de quatre décennies, soit une longue expérience, de pratique et d'enseignement des arts martiaux traditionnels, le Budo, "la voie du combat", n'aura pas suffi à m'apporter la preuve de l'existence de l'énergie universelle, mais elle aura grandement suffi à me permettre d'en éprouver et en étudier les effets et les possibilités offertes. Il n'est pas rare que les situations conflictuelles réelles réverbèrent celles décrites par la théorie freudienne entre les instances psychiques, et celles que l'on rencontre dans la pratique analytique. Sans aller jusqu'à confondre les unes et les autres, je n'ai toutefois eu aucune peine à souscrire à l'affirmation de Marie-France Dispaux qui prétend que la psychanalyse est une "théorie des conflits". Elle relève donc des principes du combat.

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Le mécanisme de la sublimation veut que l'énergie première soit détournée de son but et mise au service de l'oeuvre, qui permet à l'artiste ou au savant, dans les cas favorables, de s'acheminer vers la satisfaction, d'accéder à une reconnaissance de lui-même par lui-même et par les autres, et de bénéficier ainsi, en retour, d'un regain d'énergie positive, qui n'a donc aucune raison d'être pour partie refoulée. Le refoulement de l'énergie doit toujours attirer notre attention, et il n'est pas tout à fait exclu que la sublimation elle-même tienne quelque part d'une forme de refoulement, qui serait une forme "positive". Qui dit refoulée ne dit par "perdue". L'énergie ne se perd jamais. Refoulée, elle reste libre de se lier à d'autres objets et peut venir se mêler à des conflits inconscients, comme versant de l'huile sur le feu, ou encore retrouver le chemin de la conscience sous forme d'angoisse, de gêne, de phobie, de trouble... D'autre part, gardons-nous de confondre avec la sublimation tout changement de l'énergie quant à son but. Il est des destins de la pulsion qui peuvent ressembler à s'y méprendre à la sublimation, et n'obtiennent pourtant pas ce regain d'énergie, ce renforcement, cette reconnaissance de soi par soi et par l'Autre. Un peintre, un musicien peut s'épuiser dans son oeuvre, sans en retirer la force de vivre mieux. Il a simplement "déplacé" son énergie. Il lui a trouvé un but, un destin urgent dans laquelle elle a été brûlée, éliminant ainsi la tension qu'elle générait, mais cet emploi n'aura donné aucun avantage, et finalement, quelque soit le résultat, la tension aura été libérée à perte, et ne tardera pas à revenir, faisant du processus du déplacement une noria dans laquelle l'être se trouve retenu par contrainte. Je n'irai pas plus loin sur le déplacement, qui ne concerne pas seulement les actes créatifs. Il est même plus simple à repérer dans d'autres activités. L'exercice physique, nous l'avons vu, par déplacement de la tension psychique vers le corps, est un recours commun dans la société moderne. Ou tout autre action d'apparence névrotique, contrainte, qui agissent comme des soupapes mais n'apportent aucun réconfort durable.

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La sublimation, elle, semblerait produire des bénéfices. Comme un retour sur investissement de l'énergie. Freud prend donc pour paradigme les artistes et les savants qu'il connaît, fréquente, observe et étudie, pour l'expliquer. Il les considère comme bénéficiaires privilégiés de ce mécanisme. Par la satisfaction, la gloire apportées. Dans les cas favorable, elle nourrit et encourage les bienfaits de la relation humaine, dans le travail, les groupes d'intérêt, et d'une certaine façon les réseaux sociaux, etc., en renforçant le moi, le rapprochant de son idéal. Alors, pourquoi ce mécanisme, le seul destin qui produise du bénéfice, en termes d'économie pulsionnelle, serait-il réservé à ces êtres que Freud avait la chance de fréquenter, au point sans doute de manquer d'acuité dans sa considération de tout ce qui n'était pas l'élite? Rendons-lui justice, dans l'un de ses derniers textes il pressent que la psychanalyse portera sans doute véritablement ses fruits par ses applications, en quittant le pur champ médical ou scientifique, pour exister en tant que telle dans le monde "normal". Les applications de la psychanalyse, voici à quoi nous nous employons ici. Souhaitant sincèrement ne rien en trahir. 

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Tant de voies seraient à explorer, pour nourrir notre réflexion, que nous aurions tôt fait de dépasser le cadre de la présente entreprise. Alors je choisirai de m'en tenir à celle que je connais le mieux, pour la pratiquer au quotidien "depuis toujours", la voie créative, qu'elle soit artistique pour les gens doués pour l'art, ou tout à fait domestique, commune, à la portée de tous, et sans aucun recours à quelque don céleste ou autre. Parce que la créativité s'offre à tous. À toutes. Il y a en chaque être un artiste qui sommeille, qui souvent s'ignore, et qui pourtant crée. Crée la vie. Crée et, par un travail de mise en conscience et de choix personnels, peut apporter beaucoup de force à l'édification et au maintien de notre bonheur. Je le répète encore une fois : dans les cas favorables. L'histoire des hommes ne manque pas d'exemples de savants ou de génies des arts qui restèrent à l'écart du bonheur, en dépit du succès de leurs entreprises.

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Freud considérait la "capacité" de sublimer comme l'issue la plus favorable à un travail analytique. Je pose volontiers cette considération comme principe de mon approche de la question du bonheur. A la fois le socle de ma réflexion, et but à poursuivre. Une meilleure compréhension de ces mécanismes, et surtout l'incorporation de cette connaissance à la pratique analytique permet d'en améliorer la pertinence et d'en développer certains aspects pratiques, ceux que j'intègre à ma technique, but toujours situé au coeur des réflexions que je mène ici. 

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Cette "capacité" de sublimer est-elle disponible pour soutenir l'effort de la personne dans la construction de son propre bonheur? Comment et en quoi s'offre-t-elle aux choix et à la décision de tout un chacun? Puis-je "décider" que je vais sublimer? Cela peut sembler bien naïf, utopique même, et pourtant. Il ne s'agit pas de spéculer à bon compte, en décidant par avance d'une réponse à un questionnement qui servirait quelque conclusion prédéterminée, mais de voir à quelle idée je parviens en confrontant les données théoriques à celles fournies par l'expérience, les exemples pratiques et mes idées forgées par ailleurs. La psychanalyse, si profondément et largement débattue par les théoriciens, se réinvente en chacun de ses acteurs, analysant et analyste, et la culture personnelle de chacun de ces derniers, tout comme leur inconscient, imprègne la technique et oriente le voyage. Plutôt adepte de "l'analyse sans fin", je considère à mon enseigne que l'analyse est un questionnement au long cours sur la vie, sans que cela ne me fasse perdre d'esprit que la personne engagée dans un travail peut poursuivre des buts plus rapprochés, un problème actuel à régler. Si j'accompagne autrui dans l'exploration intérieure, cela ne signifie pas que mon propre questionnement a trouvé une réponse définitive. L'inconscient garde sa part de mystère et plus on atteint des contrées qui semblent les plus reculées, plus de nouvelles perspectives apparaissent, qui invitent à s'aventurer encore davantage, plus loin, plus profondément. La quête continue. L'art que j'évoque ici et celui de la connaissance intime, il ne saurait être ramené à un savoir arrêté, définitif. Il reste vivant au coeur de sa pratique. Donc surprenant, réactif, en progrès continuel.

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Nous l'avons vu, il est important de garder à l'esprit que la sublimation est en partie consciente, en partie inconsciente, en cela étroitement liée aux notions de formation réactionnelle, de perversion, de manque, de faille... Mais la présente réflexion ne s'intéresse pas en premier lieu à ces éléments inconscients, qui restent inaccessibles et difficilement disponible à une réflexion ouverte, je laisse cet aspect à l'effort analytique censé les ramener à la lumière et enrichir le rapport conscient à la sublimation. Leur découverte, leur connaissance viendra s'agréger à une meilleure connaissance de soi, et participera d'un meilleur ajustement de l'être à lui-même, harmonie qui me semble indispensable à un épanouissement personnel et à l'établissement d'une véritable poétique de vie. Il m'est impossible d'aborder la sublimation dans toutes ses dimensions à la fois, ceci relèverait d'une ambition théorique hors du présent propos et de mes possibilités. Les points de théorie ne manque pas, sur ce sujet, dans les livres de psychanalyse. Souvenons-nous simplement qu'une part importante de son mécanisme, de son origine, de son sens est enfouie dans l'inconscient et le travail d'analyse permet d'apporter quelque clarté dans ces obscurs parages. Plus nous en savons sur nos propres mystères, moins ceux-ci sont à même de se jouer de notre vie. 

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Je voudrais simplement suivre cette intuition qu'il est une façon de penser la sublimation, d'en favoriser le processus, dans le but de récupérer de l'énergie de vie. Récupérer, parce que si l'énergie primordiale est Une, il n'est pas concevable de la produire, elle est en éternel recyclage d'elle-même. Nous parlons ici de la vivifier, de l'animer, de la potentialiser. En sa partie émergée, le mécanisme semble offrir une prise, quand tous les processus inconscients restent inaccessibles. Freud a lié la sublimation au cas des artistes et des savants, c'est à dire des créateurs qu'il fréquentait, se référant à leur brillant statut professionnel, social. Or ne sommes-nous pas toutes et tous les artisans, les artistes, les savants, les poètes de notre propre existence? Le lecteur de ce carnet de notes l'aura compris, je défends - avec respect et admiration pour Gaston Bachelard, Edgard Morin et Holderlin - l'idée que le poétique est inhérent à la vie ordinaire (qui en cela ne l'est jamais vraiment ), qu'il s'offre en tout chose par l'abord que l'on en a, et qu'il revient à l'être lui-même de transformer le plomb du quotidien en or de l'existence. La vie poétique ne connaît pas les heures creuses et même l'ennui, la tristesse, l'épreuve y sont des combustibles. Il est étrange, et cela fera sans doute le sujet d'une autre réflexion, de voir combien le poétique inspire la justesse scientifique, qui le cite souvent en exemple, en dépit de sa liberté eu égard à la raison. Sans doute que les poètes ont une intuition juste, qui se passe de démonstration. Ils agissent avant d'être sûr et leur oeuvre est toujours au profit de la vie. A part les chants de guerre, dont on pourrait discuter la veine poétique, aucune poésie ne vante la destruction du monde. La force trouve dans la Poésie son espace d'expression absolu au service de la vie, puisant à sa force expressive pour produire de la Beauté, soit la face perceptible de l'Amour, soit la force de vie elle-même. Je soulève ici une question à laquelle j'ai personnellement répondu depuis longtemps, en choisissant de vivre ma vie sur un mode poétique, c'est à dire consciemment créatif. Le bonheur n'est pas une simple conséquence de nos déterminations, il nous revient d'y œuvrer. "Faire", comme nous l'avons rappelé, est la première originelle du poète. "Celui qui fait". Sans doute que le mot peut effrayer, ou bien laisser dubitatif. Pourtant nous sommes tous les créateurs de notre destin, dans la part sur laquelle il nous laisse agir. Nous nous pouvons agir sur notre détermination biologique, mais nous pouvons essayer de préserver au mieux notre santé. Nous ne pouvons agir sur les catastrophes naturelles, à tout le moins pouvons-nous essayer de nous en protéger. Le citoyen ordinaire ne saurait agir à grande échelle sur les affaires du monde, les conflits qui déchirent l'humanité. A tout le moins peut-il s'efforcer d'agir sur sa relation à son entourage, qu'il est libre de choisir et avec lequel il peut tisser des relations selon ses propres vues. Chaque vie est une toile vierge, chaque jour une page blanche et si nous ne sommes pas les maîtres absolu dans l'exécution et la réussite de nos desseins, une part de responsabilité nous est offerte par la vie, qui en outre sait nous fournir les moyens de la vivre en créateurs, c'est la fonction même de la vie que de créer la vie, avec ce but étrange, cette issue qui semble toujours fatale si l'on oublie de penser la vie en terme d'énergie fondamentale. Celle qui, lorsqu'elle quitte le vivant, continue sans lui, pour aller s'investir plus loin, ailleurs, autrement, dans une autre destinée. 

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Plus nous prenons conscience de l'énergie qui nous traverse, nous meut, nous émeut, nous porte, plus nous acquérons les moyens d'en tirer parti, d'engager notre vie dans des actions qui, au lieu de la laisser simplement se consumer, l'engage dans des actes qui  la vivifient, la régénèrent. La subliment. Le mot est là. Sublimation. Ce mécanisme qui n'est pas un simple déplacement et ne se contente pas de glisser la poussière sous le tapis, mais permet de récupérer en retour, comme s'il était capable de la vivifier, de la régénérer tout en l'employant. L'analyse est un chemin de connaissance et d'encouragement de cette tendance intérieure dont, avec Freud, je reste convaincu qu'elle offre une vraie voie de salut en portant au-devant de nous une lumière qui révèle l'essence poétique du vivre.

Je continuerai de creuser l'idée de la sublimation dans un prochain texte, intitulé "La tarte aux framboises". À suivre, donc.

©Olivier Deck

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Dans VARIATIONS

LA TARTE AUX FRAMBOISES (1)

Le 05/03/2024

L'analyse est une quête personnelle ayant pour but de délier l'énergie de ses entraves inconscientes. Faisant venir à la parole les mots qui les décrivent, elle aide à leur libération. Toute déliaison d'énergie entravée par un conflit implique logiquement la mise à disposition d'une nouvelle quantité. Comment empêcher cette manne de se relier aussitôt à un autre facteur conflictuel, qui sans tarder l'engloutira dans le refoulement? Comment ne pas la gaspiller dans son simple divertissement, un déplacement qui saura lui trouver une utilité, sans qu'elle ne soit réellement détournée du conflit originel en réinventant de nouvelles dispositions ailleurs? Peut-on essayer de favoriser la sublimation en agissant d'une façon consciente et propice? En quelque sorte, pouvons-nous agir par l'autre bout de la chaîne énergétique, dans l'espace qui nous est accessible, nos actes, notre vie consciente? 

☞ Autant de questions auxquelles je tenterai de réfléchir dans les jours à venir, publiant au fur et à mesure les idées qui en découlent... à suivre, donc, dans un prochain texte intitulé " La tarte aux framboises".

©Olivier Deck

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Dans VARIATIONS

MISE À L'ÉCOUTE

Le 12/01/2024

Variation 111023-9

Curieusement, lors d'une analyse, on prend la parole pour se mettre à l’écoute. Je dirais, jouant sur les mots, pour se mettre sur écoute? Mise à l'écoute de soi. Qui est-il, ce "soi"? On croit savoir, pouvoir répondre, mais que vaut cette réponse? Qu’est-ce que cela signifie au juste, soi? C’est quoi, soi? C'est qui? Celui, celle qui est, ou bien celui, celle qui n’est pas? Le sens ne se laisse pas toujours saisir distinctement, dans le reflet des images perdues, embrouillées, térébrantes. Aux prises avec le mal de vivre et avec la joie dans une même étreinte.

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S'analyser est une expérience de mise à l'écoute pour essayer d'entendre les plus profondes conversations, les plus secrètes, la rumeur qui court au coeur de l'être. La rumeur de l’inconnu, de l’incompris, de l’inaccompli, de la blessure, du doute, du renoncement, de la peur... Mise à l’écoute du vent contraire, de la force antagoniste. Mise à l’écoute du silence où parfois, monte l’écho des chants secrets, des légendes oubliées. Mise à l’écoute du fracas des batailles entre les forces de la vie et celles de la destruction. Mise à l’écoute du murmure montant des mystères intimes, en présence de l’Autre.

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L’Autre, l’analyste qui est là, lui-même à l’écoute de la parole qui révèle la mise à l’écoute des rumeurs de l’âme. Qu’on ne s’y méprenne pas, si l'analyse de la psychée se tourne vers le passé, ce n'est ni pour y revenir, ni pour s'y complaire. Elle est un moyen de ne pas s’en tenir à des constats d’échec. De ne pas renoncer à l'embellie de soi. A quoi bon cet effort intense et prolongé d’attention à soi-même, si ce n’est pour essayer de découvrir les voies possibles de lendemains qui chanteraient plus mélodieusement? Le plus mélodieusement possible.

DO